Les écrivains à thèse

Je me suis dit : Morin, il faut écrire des vers ;
[…]
Secoue un peu ta noble indolence. Travaille.
Pédagogue amateur, à la prose obligée,
ayant, d’un œil  distrait, aujourd’hui corrigé
trente-trois compositions sur la Pléiade,
ne t’imagine pas que la vie est maussade !
Je conçois qu’il y a des jouissances plus vives
que d’expliquer en classe
La Princesse de Clèves ;
mais courage que diable ! il faut que tu revives :
Art is long, disait Longfellow, ce vieux bonze,
(The Psalm of Life, ligne onze,
ou treize, je ne sais plus,) et la vie est brève.
Oublie tous les dégoûts et toutes les rancœurs ;
depuis longtemps tu n’as causé avec ton cœur.
Vous devez tous les deux, pourtant, avoir des choses
à vous dire, et des mots gris, et des mots roses ?…

Non.

            Paul Morin
« Réveil », Poème de cendre et d’or, 1922.

Disons un écrivain. Disons un thésard. Disons un écrivain-thésard, les deux épithètes occupant un espace congru. Il existerait une littérature de cet écrivain-là. Quelqu’un, un quelqu’un bien spécial, en parlait en d’autres mots, que je lui vole pour l’essentiel ; parfois à trop discuter avec ce quelqu’un que je vous présenterai bientôt, j’en oublie qui d’elle ou de moi a dit ou pensé ceci. Ce chantier, c’est le sien.

farce-dentisteTraitant de l’écrivain thésard, je ne parle évidemment pas d’un individu qu’on dirait écrivain parce qu’il écrit une thèse. Remarquez, dans l’esprit populaire, les distinctions de genre ne sont pas des plus claires ; ainsi, chez le dentiste, quand j’ai mentionné avoir écrit un mémoire d’environ cent pages, on m’a gratifié d’un – me chatouillant la luette d’un miroir et me transperçant une dent d’un crochet – « mais c’est tout un roman, ça ». J’étais devenu, un peu, écrivain, pour une question de nombre de pages. Bref. Je veux parler de l’écrivain thésard, de l’écrivain qui s’adonne à aussi écrire une thèse.

Le poème de Morin expose bien l’enjeu dualiste d’un statut semblable : entre le travail du pédagogue qui se penche sur les textes de Lafayette et ce que doit dire le cœur, un large fossé apparaît, ou plutôt le mouvement oscillant d’une balance, l’un élevant l’autre, l’autre baissant l’un – enfin, quelque chose d’approchant.

Le thésard-écrivain est ainsi appelé à jouer au funambule entre la posture toute de sensibilité – le cœur de Morin – et toute de rationalité, Université oblige.

Il faut voir de ces « paratopies » dans la soutenance de thèse de Jean-Simon DesRochers notamment, qui évoquait, dès son texte d’introduction, une « illégitimité flagrante » ; premier aspirant docteur de sa famille dit-il, phrase à deux tranchants s’il en est une : « Je ne proviens pas du milieu auquel je veux appartenir ». Il parle de sa famille. Un esprit mal tourné – et on m’a dit dernièrement que mon esprit était effectivement mal tourné –, y verrait également une référence à ce ravin, Rubicon angoissant, entre le milieu de la création et celui de l’Université.

(les Italiens ici peuvent m’en vouloir de réduire, par un détour stylistique que je m’explique mal, le Rubicon à un ravin. Je m’en excuse, au passage).

La question du milieu est sans doute des plus intéressantes, à la fois en ce qui a trait au lieu d’énonciation du thésard – est-ce là un créateur qui veut entrer dans la confrérie des savants ? – à la fois au texte que produit et produira l’icelui : les romans du créateur ne constituent-ils pas que des exemplums de la savante « théorie de la création » ? Une pensée de l’entre-deux apparaît alors, qui essaie férocement de rendre équivalents les attributs, je suis thésard et créateur, ma thèse nourrit ma création, ma création nourrit ma thèse.  Cette réflexion est celle proposée par Pierre-Luc Landry lors de sa propre soutenance :

J’ai entendu me servir, dans ma thèse de doctorat, de ma pratique [de créateur] comme point d’ancrage pour réfléchir à un phénomène littéraire et cette réflexion sur le phénomène m’a sans cesse ramené à ma propre pratique de la création. Les deux démarches se sont nourries mutuellement, le mouvement a été cyclique.

Le cercle, forme sans arête, représente ce refus des hiérarchies, cet enchevêtrement de chapeaux, yin et yang, d’une certaine manière –  l’écrivain souffrirait de ne plus discuter avec son cœur et l’universitaire, d’être étêté de sa raison, livré au solipsisme de sa fiction laissée à l’initiative de ses mots.

DesRochers, sans doute pour trouver quelque confort dans cette position d’inconfort, évoque d’entrée de jeu qu’il s’est « bricolé une méthode », qu’il a « abordé cette thèse comme un projet d’écriture : j’ai pris des risques, j’ai été un funambule », bref, pirouette, « j’ai créé une théorie ».

Les deux écrivains-thésards, que, on dirait, je prends l’habitude de comparer, ne s’inscrivent pas dans de mêmes démarches : la thèse en recherche-création de l’Université Laval (Pierre-Luc Landry) suppose de mettre, côte à côte, une création et une théorie (dite réflexion) ; la thèse de Théorie de la création de l’UQÀM (Jean-Simon DesRochers) appelle à l’élaboration d’une… théorie de la création. Ainsi, DesRochers mentionne bien qu’il a écrit, en parallèle de sa thèse, un roman de 1200 pages, mais celui-ci est sauvegardé du regard universitaire, ébauché à la maison, si on veut, et ainsi tenu de respecter les pures ambitions du créateur. Landry doit, de son côté, défendre la création soumise à la démarche universitaire ; comment expier une œuvre qui se prend pour un apport aux connaissances, comment expier un apport à la connaissance qui ressemble fort à une création ? On  le voit agir, funambule à son tour :

je persiste à défendre l’idée que la littérature qui est produite à l’université doit s’insérer dans une démarche qui se démarque de celle présidant à la littérature produite ailleurs, afin qu’elle conserve sa pertinence. Ce qui ne signifie pas pour autant que la manière dont j’ai mené mes études de doctorat soit la seule possible; l’intuition que je tente de défendre, c’est qu’une démarche de réflexion doit nécessairement accompagner la partie créative d’une thèse de doctorat, et que cette réflexion peut prendre différentes formes.

Cette coprésence qu’évoque Landry le pousse, on le comprend, moins à une hiérarchie qu’à une justification disons institutionnelle : la réflexion est garante du sérieux universitaire de la création. Or, cela pose une idée de la création qui ne souffrirait pas de la démarche savante. D’un autre côté, la démarche savante pourrait souffrir de la présence d’une création, de telle sorte qu’on doive l’accompagner d’une théorie. Le constat est d’autant plus troublant que DesRochers, à propos de Mikhaïl Bakhtine, souligne que le théoricien russe se serait « rabattu sur la littérature par défaut, pour asseoir sa pensée philosophique ». Si le pont entre les deux démarches, celle de Bakhtine et celle de DesRochers, n’est pas explicité, l’esprit mal tourné que vous connaissez pourrait voir là une sorte de plaidoyer, manière de dire que quelqu’un se serait rabattu sur la littérature – sur la création, pourquoi pas – pour asseoir une conception philosophico-bioculturelle de l’Humanité. Ah, les esprits mal tournés. Il faut de tout pour faire un blog.

Je ne sais pas si les soutenances de thèse de DesRochers et de Landry démontrent quoi que ce soit. Ou plutôt, je crois que le biais même de l’énonciation – il s’agit de soutenances universitaires, pas de « cafés littéraires » – infléchit leur discours, tourné davantage vers une rigueur de la réflexion et tendant à étouffer les libres élans du cœur de la création. Libéré de la thèse, ils peuvent ensuite se livrer à ces jouissances plus vives, pourquoi pas.

Il reste évidemment une autre question, qui est celle de la spécialisation outrancière de la littérature, ce qu’hurlait William Marx, si on veut ; la fréquentation toute familiale entre littéraires dans les Universités, écrivains-thésards dans le même mouvement, nuit-elle à l’épanouissement des lettres qui se détacheraient de la référence sociale, etc. etc. etc.? Où je veux en venir avec ça, c’est que cette professionnalisation pourrait – peut, qui sait – infléchir une pratique de la littérature, nous couper de ces exemples d’un Ducharme qui écrit depuis le maquis, de Kafka-le-fonctionnaire ou de Hawthorne qui écrivait dans son délicieux « Les bureaux de douane », prologue à La lettre écarlate :

M'sieur Hawhtorne.

M’sieur Hawhtorne.

J’estimais que cette situation [être fonctionnaire dans un bureau de douane], si éloignée de mes anciennes habitudes, était une bonne chance pour moi et je me mis en devoir d’en retirer tout le bénéfice possible. Après avoir partagé les travaux des rêveurs compagnons de Brook Farm et tenté, avec eux, de mettre l’impraticable en pratique ; après avoir été pénétré trois ans par l’influence subtile d’un esprit comme celui d’Emerson ; après avoir passé des jours et des mois à me livrer, en pleine liberté et en pleine nature, à des spéculations fantastiques près d’un feu de branches mortes avec Ellery Channing ; après avoir discuté sur les vestiges des Indiens avec Thoreau dans son ermitage de Walden ; après m’être imprégné de poésie au foyer de Longfellow, le temps était venu d’exercer d’autres facultés de ma nature et de me nourrir d’aliments qui ne m’avaient jusqu’alors guère mis en appétit.

Je vois là une sorte de fantasme, pour nos temps contemporains. Pas que l’écrivain-thésard nuise de quelque manière aux lettres – au contraire, je suis son public cible, thésant volontiers sur les romans de ces thésards –, mais bien ce fantasme d’une littérature qui s’épanouirait loin de centres d’attraction. Le rêve de l’écrivain-épicier. Le rêve, comme on en rencontre souventes fois dans les romans populaires, du chauffeur d’autobus qui lit Kierkegaard en notant des aphorismes dans les marges. Ces trucs-là, vous savez. L’écrivain-thésard est encore, malgré l’inconfort de sa double épithète, le confort d’une littérature dans le lit de la littérature. Oui, c’est le triomphe de la littérature sur la littérature.

un commentaire

  1. Je me permets d’intervenir (sans légitimité, sans vous connaître, mais enfin, j’ai vu une case blanche, lu votre article avec intérêt et éprouvé l’envie d’y répondre, non pour vous contredire, mais pour préciser quelque chose…)
    Votre hypothèse de la fuite du monde circulaire et fermé des écrivains-thésards relève du fantasme, de la « tentation de Venise », je le crains. Il est certes intéressant d’y penser, il l’est moins de le vivre. En effet, ce « hors-littéraire » qu’évoque Hawthorne n’a pas d’intérêt très longtemps : il soulage, puis il assèche. Parmi ceux qui se sont essayés à l’exercice de la vie réelle, hors du littéraire, beaucoup l’ont fait avant d’écrire (Conrad) ou en connaissant de sérieux troubles de la personnalité (Pessoa). Et s’ils ont cumulé les activités, ce ne fut pas sans se confronter à la difficulté de concilier littéraire et hors-littéraire (Jacques Ferron en touche un mot dans la deuxième partie de l’Amélanchier). Mais plutôt qu’un catalogue interminable d’auteurs, ne serais-je pas plus décisif en citant le même Hawthorne ? Prenons La Lettre écarlate, quelques lignes après votre citation. Voilà comment Hawthorne conclut son expérience douanière, durant laquelle il n’a rien pu écrire, rien pu produire, rien pu penser de sérieux : « It might be true, indeed, that this was a life [la vie de gratte-papier aux douanes] which could not, with impunity, be lived too long; else, it might make me permanently other than I had been, without transforming me into any shape which it would be worth my while to take ».

    (j’espère que vous me pardonnerez mon intrusion.)

Laisser un commentaire